L'école perdue de la République




L'école, on le sait, est devenue le terrain privilégié d'un fondamentalisme de conquête. Combattre la laïcité est un enjeu majeur pour les islamistes français qui s'invitent dans les cours de récréation et les classes. La loi de 2004 sur l’interdiction des signes extérieurs d’appartenance religieuse n’y peut rien changer car, dans de trop nombreux établissements scolaires, celle-ci n'est pas respectée mais adaptée, assouplie, aseptisée.



Tout est permis et accepté pour préserver la paix sociale quitte à ostraciser les profs qui alertent sur les dérives et ne font que leur métier.
Une France soumise, les voix du refus est le nouveau livre choc de Georges Bensoussan (janvier 2017, Albin Michel). L’enquête donne la parole à des témoins maltraités dans leur pratique professionnelle. Lanceurs d’alerte, ces fonctionnaires se heurtent souvent au déni, mensonge et aveuglement de leurs supérieurs hiérarchiques et de leurs collègues.
Parmi les nombreux témoignages parus dans ce livre, l'un d'eux a particulièrement attiré notre attention. Celui de ce prof d’histoire géographie en région parisienne dont un généreux extrait a été publié dans le dossier du Figaro Magazine intitulé « La France livrée à l’islamisme » (13 janvier 2017).
A l’occasion de la sortie du livre, nous publions, avec l'aimable autorisation de l'auteur, quelques passages significatifs.
Lisez plutôt (pages 257 à 268 de l'ouvrage) :



"La laïcité ? Un bien grand mot 

pour plus grand chose !"

J’enseigne l’histoire-géographie depuis vingt-cinq ans dont dix-huit dans un lycée de région parisienne, un établissement sans histoire qui jouissait il y a encore peu d’une excellente réputation . (…)

Rentrée 2014. Premier jour de cours avec une classe de première. Une jeune fille se présente avec un large bandeau noir sur la tête et une longue tunique noire traînant par terre. Ce vêtement enserre le cou et les bras jusqu’aux mains, enveloppe totalement le corps jusqu’aux pieds et se trouve doublé d’un large gilet enveloppant le buste. (…) Ma position est claire : cette élève ne sera pas intégrée dans mon cours tant qu’elle portera son bandeau noir et sa tunique droite appelée abaya. Je m’aperçois que tout le monde est au courant du problème, que cette jeune fille a été repérée par les CPE dès l’année précédente mais que personne n’a songé intervenir. (...)

Le proviseur me convoque et me demande des explications. Je suis surpris de devoir lui en fournir, alors que l’élève n’est nullement inquiétée. (…) Le règlement intérieur interdit le couvre-chef ? On me dit en toute sérénité (je crois même distinguer une moue ironique) que le bandeau de la jeune fille est un serre-tête, autrement dit un ‘’accessoire’’ et non un couvre-chef. Or, chacun sait que le bandeau n’est pas un serre-tête car il fait au moins vingt centimètres du front jusqu’au sommet du crâne. Il s’agit de la coiffe portée par les musulmanes sous leur voile pour qu'il ne glisse pas. On m’assure aussi que rien n’interdit le port d’une robe longue. Or il ne s’agit pas de n’importe quelle robe longue mais d’une tunique religieuse dont la fonction est de couvrir entièrement le corps pour le rendre indistinct aux autres. Le proviseur argue du « droit privé » de cette élève de porter la tenue de son choix, et regrette ma « rigidité ».  Il me conseille donc d’abandonner « une vision idéologique, dépassée et stigmatisante. (…) Il faut s’adapter à son époque », me dit-il. Tout un programme. (…)

J’écris un courriel à l’Observatoire de la Laïcité qui me contacte rapidement. La qualification de tenue religieuse, me dit-on au téléphone, est très difficile à prouver « sauf si ces élèves la reconnaissent elles-mêmes. (…) Nous marchons sur des œufs, vous comprenez. » Les  ''tenues et accessoires de ces jeunes filles'' ne seraient pas forcément un signe confessionnel distinctif, mais « la manifestation inoffensive d’une sorte de crise d’adolescence. » Vraiment délicat, m’assure-t-on, de distinguer chez elles ce qui relève de leur appartenance religieuse et ce qui n’est que la manifestation visible des questionnements naturels de leur âge. « L’école est dans l’obligation de recevoir (tous) les élèves sinon, elle prendrait le risque de s’attirer les foudres de l’Union européenne ou d’organisations de défense des droits de l’homme. »

On touche ici un point essentiel. Comment interpréter la tenue vestimentaire de ces élèves ? Que penser de leur insistance à vouloir la porter ? Peut-on sérieusement douter un seul instant qu'il s'agit bel et bien d'une tenue religieuse ? Les arguments de l'Observatoire National de la Laïcité camouflent mal une faiblesse structurelle de l’État dans l’application ferme de la loi.

Ainsi, il n’y aurait aucun recours possible sauf en cas d’un acte explicitement prosélyte, c’est-à-dire assumé et revendiqué comme tel. Pour établir avec certitude une manifestation contraire à la laïcité républicaine, il faudrait faire passer ces jeunes filles ''à la question'', ce qui est parfaitement illégal. Les jeunes filles concernées sont généralement charmantes, parfois bonnes élèves et sans histoire. Pourquoi donc chercher querelle ? (…)

Après trois semaines épuisantes, l’élève en question "consent" à enlever définitivement son bandeau et sa tunique. Elle portera une vraie robe longue si elle le souhaite, laquelle devra être impérativement séparée du buste par un haut distinct et si possible d’une autre couleur que la robe. Il y aura bien quelques entorses "fortuites", comme le port de gants noirs que je lui ferai enlever sur le champ, mais globalement, je dois le dire, la jeune fille se conformera toute l’année à ma demande. Le problème est-il résolu pour autant ? Non, il va empirer.

Un collègue se disant discrètement « de tout cœur avec moi », m’explique sa crainte d’une « judiciarisation » de l’affaire. D’autres me font comprendre qu’ils ne partagent pas mon obstination, doutant de mes motivations. Certains m’avaient prévenu : « Ne te mêle pas de cela, ça va devenir un problème communautaire. »

C’est exactement ce que pensent nos élèves dont certaines (une poignée) n’hésitent plus à me harceler devant ma porte de classe. J'entends un jour une voix de fille que je n'identifie pas : « C’est lui le prof, il a bien une tête de juif. » Avertissement, menace ou simple observation anodine ? On est en octobre 2014, je sens que l’année scolaire va être longue et difficile.

Les semaines passant, je constate que des élèves, qui portent abaya et bandeau, se donnent rendez-vous régulièrement devant ma classe ou devant le cabinet d’histoire où je travaille quand je n’ai pas cours. Ces jeunes filles se plantent devant moi en croisant les bras ou en me tournant ostensiblement le dos, parlent en arabe ou ricanent à ma vue. Dès que j’ouvre une porte, je les vois assises par terre, de dos, à proximité de ma salle alors qu’elles n’ont rien à y faire, ou debout, face à moi. Elles sont là tout le temps, semblent se relayer ‘’à mon chevet’’, ravies de m’imposer leur présence. Elles viennent à plusieurs ou alternativement pendant les interclasses quand ma porte est ouverte. Je remarque en particulier une jeune fille blonde aux yeux bleus, couverte d'une longue tunique noire. Contrairement aux autres, elle est toujours seule devant ma porte de classe. Elle se poste devant moi et me regarde fixement. Je l’entends dire un jour à ses camarades qu’elle est très heureuse de se convertir à l’islam.

Plus grave. C’est clairement mon image et mon discours d’enseignant qui semblent progressivement devenir objets de défiance et de contestation.  J’ai l’impression que je ne suis plus tout à fait perçu comme le prof d’histoire-géo que tout le monde connaît. « Monsieur le prof » peut-il vraiment avoir un discours rationnel et objectif, crédible et digne de confiance ? « Monsieur le juif » ne peut que défendre les intérêts de sa communauté. "S’il s’oppose aux élèves musulmanes, c’est parce qu’il n’aime pas les Arabes."

Les semaines et les mois passent, une atmosphère électrique s’installe. Abayas et bandeaux se promènent dans les couloirs à l’instar des skates dans les mains, les ballons aux pieds et les écouteurs dans les oreilles, en principe également interdits par le règlement du lycée. C'est l’anarchie érigée en principe d’intégration. (…)

Le mardi 2 décembre 2014 a lieu le vote concernant la reconnaissance par l’Assemblée nationale de l’État palestinien. On frise l’hystérie dans les couloirs du lycée, tout particulièrement devant ma porte de classe. J’entends mes propres élèves hurler sous mon nez des "Inch Allah", avec une joie démonstrative et quelques you-you.

Au cours de cette journée éprouvante, une de mes élèves de seconde, déjà âgée de 18 ans, m’interpelle vivement pendant le cours (sur l’antiquité romaine) pour me sommer de me positionner sur le conflit israélo-palestinien. Je lui réponds que ce n’est pas le sujet. Elle insiste et parle d’un peuple « chassé de sa terre », accuse les Israéliens de crimes contre l’humanité et précise qu’ " ils se servent de kalachnikov pour tuer les enfants." Pendant de longues minutes, elle garde furieusement la parole, s’agite et se lève, cherche à soulever les autres, ce qu’elle ne parvient pas à faire à l’exception d’un seul, un garçon réputé instable et violent, déjà exclu récemment d’un autre établissement.

Après quelques efforts de discussion, je demande à la jeune fille de sortir, elle s’y refuse et insiste dans des débordements qui me sont directement adressés. Je demande : « Dois-je comprendre que vous me menacez ? » Elle répond : « Moi je vous menace, moi je vous menace ? D’accord ! » Elle range ses affaires dans son sac, s’avance furieusement vers moi. Une fois arrivée à ma hauteur, elle crache par terre à mes pieds en me fixant et me dit : « je vais te faire un kick », entendez « je vais te casser la gueule ».

Son conseil de discipline a lieu le mardi 6 janvier, veille de l’attentat de Charlie Hebdo. Je note le ton aimable, voire conciliant et compassionnel, du proviseur à l’égard de la jeune fille et de son père. Je regrette le ton dur et cassant qu’il m’adresse, ravi à chaque occasion de me rabrouer publiquement. Alors qu’on écoute attentivement la jeune fille qui s’explique, on me demande de justifier avec précision l’enchaînement des faits, comme pour y déceler un manquement quelconque de ma part.

Le CPE qui connaît bien la jeune fille et pourrait témoigner de son comportement est curieusement absent, remplacé par une autre CPE qui ne connaît rien au dossier. C’est mon procès en somme.

Parce que "j’en fais trop", que mon comportement est qualifié de "jusqu’au-boutiste", gênant voire suspect. Parce que j’empêche la liberté d’expression de mes élèves. Parce que j’évoque  la dérive communautariste et les agressions ad hominem dont je fais l’objet. Parce que je ne peux être victime que de moi-même, le proviseur m’interrompt régulièrement sur un ton peu amène en plein conseil : « Monsieur, vous avez un sentiment, vous avez des impressions, mais personne d’autre que vous ne les partage ».

Après une longue délibération, le conseil de discipline décide une « exclusion définitive … avec sursis. » Autrement dit, je retrouve cette même élève dès le lendemain matin dans ma classe, comme si rien ne s’était passé. (…)

Je note avec consternation que des élèves boycottent mes cours sans être sanctionnés. D’autres viennent en classe épisodiquement, en toute impunité. Je ne vois plus, depuis des semaines, une jeune fille qui se revendique ‘’palestinienne’’, alors même qu’elle est présente aux cours de mes collègues. Elle est signalée systématiquement absente par mes soins mais n’est jamais inquiétée par l’administration. De toute évidence, on admet le fait que mes cours sont facultatifs pour certains élèves.


Libération, 5 avril 2016
 Je remarque que peu à peu, quelques jeunes filles dont ma fameuse élève de première, se présentent à l’intérieur du lycée en tenue religieuse explicite, la tête entièrement couverte d’un voile. Les surveillants ne leur disent rien. Les CPE non plus. L’administration encore moins. J’écris au maire de la commune. Aucune réponse, aucune suite. (...)
 La fin de l’année scolaire arrive enfin. J’obtiens avec soulagement ma mutation. Je ne  souhaite pas faire de pot de départ avec mes collègues et quitte ce lycée avec tristesse, convaincu d’avoir été inutile, impuissant et méprisé, contraint par une situation insupportable où le laxisme est devenu roi et la loi accommodable.

Malgré le tocsin de janvier 2015, malgré les gesticulations et les débats enfiévrés qui ont suivi, on continue de croire que c’est à la République de s’adapter aux différences, et non aux différences de s’adapter à la République. Il est urgent, paraît-il, d’harmoniser nos recettes anciennes aux goûts variés de chacun.

La laïcité dans tout cela ? Un bien grand mot pour plus grand-chose, si on en croit le peu d’ardeur mis à la défendre ».


Témoigner, c'est déjà agir

Tribune Juive a retrouvé ce professeur qui, depuis les faits, a demandé et obtenu sa mutation dans un autre établissement.
« G.Bensoussan, nous dit-il, a entendu parler de mes mésaventures dans un lycée du 92 nord. Il m’a appelé au printemps 2015, et m’a proposé de raconter ce qui s'est passé. J’ai accepté en insistant sur un point. Je publierai sous mon vrai nom, j’en fais une question d’honneur. Et puis, en décembre 2016, soit fort peu de temps avant la publication du livre, je l’avoue, je me suis dégonflé.
« J’enrage d’avoir anonymé mon texte mais je ne le regrette pas compte tenu de cette ‘’dictature intellectuelle et morale’’ dont on parle volontiers, à juste raison. Laquelle dictature se traduit par des pressions considérables quand on est fonctionnaire. La notion très approximative de ‘’devoir de réserve’’ laisse toujours planer un doute quant à la liberté d’expression dont on disposerait en tant que simple citoyen. Comme partout d’ailleurs, on a le droit de tout dire à condition de ne pas se faire entendre.
« Or, avant même de vouloir témoigner, je voulais d'abord agir. Agir, c'est refuser de se taire quitte à se retrouver seul, c'est faire son métier de prof qui transmet des savoirs, mais aussi une conscience. Comment enseigner l'histoire si on n'a plus à l'esprit cette évidence ? Réveiller les consciences, c'est ça le rôle de l'école, non ? Enfin, normalement ! 
« Vous pouvez toujours changer d’établissement, il y a des coups de fil qui se passent, des bruits qui courent, des fantasmes qui se déchaînent.
« L'école est perdue d'avance quand elle se réduit au réflexe alarmant d’autocensure.
« Un prof heureux est un prof qui se tait, ne voit rien, et surtout n’écrit pas. Un prof heureux est un individu qui se fond et se confond dans la cohue fébrile mais invisible, s'interroge en silence mais n’a pas son mot à dire. Quel que soit l’endroit où l’on enseigne, ce nouveau credo semble sonner comme un avertissement solennel à tout récalcitrant trop bavard. Ça fait peur ? Franchement, il y a de quoi.
« Témoigner, c'est peut-être se donner une chance de réveiller les consciences qui se taisent, puis de parler peu à peu à plusieurs voix. Le livre de Bensoussan, c'est exactement cela. Dépasser la peur, et ne plus être seul ».
Jean-Paul Fhima